COMMENT JE VOIS L´AVENIR, LES LECONS DE LA CRISE ÉCONOMIQUE. LE RÔLE DE LA SOCIAL-DÉMOCRATIE. LE MALAISE DU PS...

par Auteur invité
2 janvier 2010 Article publié dans: | Délibération publique

L’auteur invité est Michel Rocard, premier ministre de France de 1988 à 1991, sous la présidence de François Mitterrand, et député au Parlement européen, membre du groupe parlementaire du Parti socialiste européen, de 1994 à 2009, interviewé par Dominique Nora, du Nouvel Observateur

Le Nouvel Observateur. - Sommes-nous sortis de la crise ?

Michel Rocard. - Vous plaisantez ! Il va nous falloir encore quelques convulsions pour tirer pleinement les conséquences de ce que nous vivons. Le modèle capitaliste a connu une révolution profonde depuis trente ans. Et c’est cela qui est remis en cause. On ne reviendra pas en arrière. Après la guerre, trois grands stabilisateurs sont mis en place. La Sécurité sociale : un tiers des revenus des ménages (l/5e aux Etats-Unis) passe par les transferts sociaux ; dès lors, les crises ne sont plus tragiques, personne ne meurt de faim, Steinbeck n’écrit plus « les Raisins de la colère ». Deuxième stabilisateur : l’intervention économique de l’Etat. C’est Keynes. Les gouvernements utilisent leurs pouvoirs monétaires et budgétaires pour corriger des oscillations du système. Enfin, la politique salariale. C’est Henry Ford : « Je paie mes salariés pour qu’ils achètent mes voitures. » La forte distribution de pouvoir d’achat aux ménages soutient leur consommation et alimente leur épargne qui finance l’investissement.

N. O. - Et c’est cela qui a été mis à bas au cours des trente dernières années ?

M. Rocard. - Le phénomène le plus visible, c’est l’emballement de la sphère financière. En 1971, le dollar décroche de l’or. Les parités entre les monnaies se mettent à flotter. Pour se protéger, les entreprises demandent aux banques et aux assurances d’inventer des instruments de couverture contre les risques de change. Dix ou douze ans après, cela devient des produits financiers sophistiqués - dénommés produits dérivés - qu’on peut vendre et acheter pour eux-mêmes, à des fins spéculatives. En 1970, quand circule un dollar dans le monde pour les besoins de l’économie réelle, circule aussi un dollar pour les besoins de l’économie financière. Trente ans plus tard, c’est 1 pour 120 ! Une folie intégrale, des marchés virtuels sur lesquels on se met à faire fortune en toute déconnexion de l’économie réelle, quitte à la brutaliser. Les émeutes de la faim en Afrique en 2008 résultent de l’irruption des produits dérivés sur les marchés du blé ou du lait. Dans le même temps, ces produits permettent au système bancaire de ne plus se soucier de la solvabilité des emprunteurs, ce qui gonfle encore les liquidités virtuelles et la bulle spéculative. On prête absolument à tout-va au cri de : tout le monde propriétaire, tout le monde capitaliste, tout le monde boursicoteur et il n’y aura plus de lutte des classes. C’est le discours de Bush fils. On invente des véhicules financiers dans lesquels on noie quelques créances douteuses au milieu de créances certaines. On sort tout cela des bilans des banques. Et la crise explose quand l’ensemble des banques s’aperçoivent qu’elles ne sont plus en état de juger de la fiabilité de leurs partenaires bancaires. Les banques ne se prêtent plus entre elles et cela bloque le crédit. Du coup, on ne finance plus non plus la traite en fin de mois du garagiste du coin. Et la crise gagne l’économie réelle.

N. O. - Pourquoi les économies réelles sont- elles tellement sensibles au choc financier ?

M. Rocard. - Parce qu’elles sont anémiées. La montée du chômage commence en 1972, avant le choc pétrolier. C’est un autre aspect de cette révolution du capitalisme. On a cassé le moteur « salaire » de la croissance ! Les actionnaires ont pris le pouvoir. Jusqu’au début des années 1970, le dividende était faible et l’actionnaire le mal traité du système. Mais quand ils ont été représentés par des fonds de pension, d’investissement, d’arbitrage, ils ont exigé une rentabilité beaucoup plus élevée des entreprises. On a externalisé tout un tas de fonctions à base de main-d’œuvre : les constructeurs automobiles, par exemple, ne sont plus que des assembleurs ; ils fabriquent 20 % de la valeur ajoutée de ce qu’ils nous vendent contre 70 à 75 % il y a vingt-cinq ans. D’où la montée vertigineuse du travail précaire et du chômage. C’est beaucoup de pouvoir d’achat en moins ! Et la source du ralentissement de la croissance, en même temps que d’un malaise social terrifiant. Les proportions entre chômeurs et précaires varient : dans le monde anglo-saxon, plus de précaires, moins de chômeurs ; dans le monde continental européen, l’inverse. Peu importe : au total, c’est partout 25 % de la population active. Et c’est ça le ralentissement de la croissance. Enfin, le stabilisateur « keynésien » a été pulvérisé. Milton Friedman est prix Nobel en 1976. C’est le triomphe de la doctrine économique selon laquelle le marché s’équilibre lui- même - sans intervention publique - et cet équilibre est optimal. Ce système de pensée s’empare du FMI, de la Banque mondiale, des gouvernements américains, japonais, anglais... Puisque les marchés sont optimaux, moins on a d’Etat sur le dos, mieux on se porte. C’est Reagan-Thatcher. On baisse les impôts, on creuse les déficits, la dette publique explose.

N. O. - Les leçons de cette crise n’ont pas été tirées ?

M. Rocard. - Non. Cela impose de penser les choses autrement. Mais il y en a pour vingt ans. Les nouvelles explosions du détonateur financier vont aggraver le désarroi et le niveau de chômage. Et accentuer le déséquilibre social. D’où un coup de fouet à la réflexion intellectuelle. Au bout de trois ou quatre fois, les opinions auront compris.

N. O. - Il faut encore trois ou quatre crises comme ça pour changer de logiciel économique ?

M. Rocard. -Je ne le souhaite pas, mais je le crains. L’analyse de la crise n’est pas faite. Pour la partie bancaire et financière, on dit : c’est la faute à la perte de l’éthique, à la disparition de la moralité. C’est très reposant. S’il y a retour à la moralité, il n’y a pas besoin de changer les autres règles, tout se passera très bien.

Or c’est faux. Il faut revenir sur les causes du ralentissement de la croissance. Les friedmaniens avaient dit : déréglementation, baisse des impôts, facilités de crédit pour doper la croissance. On a vu où cela a conduit. La vraie analyse supposerait de condamner les thèses de M. Milton Friedman et des treize autres prix Nobel d’économie de la même école. Or dans tous les pays développés, la sélection des conseillers économiques dans les cabinets, des dirigeants de banque, des donneurs d’avis en matière économique s’est faite sur le politiquement correct par rapport à cette doctrine. Il arrive à ce monument nommé « sciences économiques » ce qui se passerait en médecine si l’on découvrait que Louis Pasteur a tout faux. Et cet effondrement intellectuel est un effondrement d’hommes de pouvoir et de réputation. Et ils sont toujours à la tête des hiérarchies. Pas commode.

N. O. - Ce devrait être le rôle de la social- démocratie. Elle a inventé le modèle des Trente Glorieuses. Elle a souffert de son éviction intellectuelle et idéologique avec la montée du néoconservatisme et des friedmaniens. Elle ne bénéficie pas du reflux de ce paradigme, précisément parce qu’elle n’est pas capable d’inventer le monde qui vient.

M. Rocard. - Au milieu de tout ça, la pauvre social-démocratie ! En 1920, quand le camarade Lénine prend le pouvoir en URSS et dit : « Suivez-moi », la social-démocratie répond : « Non, la priorité c’est la liberté. » Elle met vingt ans à en tirer vraiment les conclusions : l’enracinement dans l’économie de marché. Mais en même temps elle a toujours dit : le marché ne s’équilibre pas lui-même ; il faut corriger les inégalités. Ce n’est pas de la macro-économie, c’est un diktat politique sur la macro-économie. Deuxième impératif : la régulation. Ce qu’elle recommande pour des raisons éthiques est aussi ce qu’il y a de mieux du point de vue de l’efficacité macroéconomique, on le voit bien aujourd’hui. Elle a d’ailleurs annoncé la crise : relisez le rapport de l’ancien Premier ministre danois Poul Nyrup Rasmussen en 2006. Seulement, elle n’est pas entendue parce que le paradigme a changé. Pendant les années de la grande croissance régulée, le propos électoral de la droite c’était : votez capitaliste, vous aurez une chance honorable d’arriver à l’aisance par le travail. Le nouveau rêve des dernières décennies c’est : votez capitaliste, vous pourrez faire fortune rapidement grâce à la Bourse. Et là, le système ne tient pas. Parce qu’il ne le peut pas. Il engendre des bulles spéculatives qui éclatent. Mais ce n’est pas grave. On continue de baratiner le peuple : votez capitaliste, vous pourrez faire fortune en boursicotant. L’opinion publique européenne est ralliée à ce paradigme : on l’a vu aux dernières élections européennes. Cela va donc continuer. Et comme la sphère financière se reconstitue comme avant la crise - explosivité comprise -, c’est parti pour que ça se répète.

N. O. - L’irruption de la question environnementale au milieu du débat de la croissance est-elle un facteur accélérateur de la mutation ou une difficulté supplémentaire ?

M. Rocard. - C’est une coïncidence historique aggravante. Et un des sous-produits des excès de la croissance non maîtrisés. On aurait dû s’en occuper plus tôt si l’idée de maîtriser et de réguler était restée dans les têtes. En même temps, cela interdit d’espérer sortir de la crise par le retour à l’ancienne croissance. Et cela nous ramène à la question de la social-démocratie.

Dans la crise, ce sont les sociaux-démocrates qui s’en sont le moins mal sortis. Dans les grands combats du XXe siècle - 120 millions de morts - il y avait quatre forces : communisme, fascisme, capitalisme pur et dur, social-démocratie (c’est la plus petite). La social-démocratie s’est ralliée au capitalisme contre les autres totalitarismes parce que la liberté prend racine dans l’économie de marché. Mais, tout du long elle a dit : attention, nous ne laisserons pas le marché réguler les problèmes d’égalité entre les hommes. Notre identité, c’est la régulation. Difficile de faire plus actuel.

Il y a dix ans, la mode c’était de dire : le modèle à la Scandinave est foutu. Ils l’ont sauvé ?- un petit étage en dessous. Le coeur de leur affaire, c’est l’éthique de la protection sociale et de la limitation des inégalités. C’est leur point d’entrée dans le système économique. Ils l’ont préservé. En puis, c’est une vraie démocratie. Ces pays qui connaissent les taux d’imposition les plus élevés du monde sont ceux où tous les sondages donnent la meilleure relation opinion publique/gouvernants. La social-démocratie, c’est une méthode d’écoute de l’autre. Un enracinement dans la liberté par le marché accompagné d’une forte régulation et sanctifié par une capacité démocratique à faire endosser cela par le peuple. Regardez comment le Danemark sort de la crise ! La social-démocratie, c’est d’abord une méthodologie de l’action politique dans laquelle la limitation des inégalités est l’entrée éthique dans l’organisation sociale. Le marché, mais sous surveillance. Et cela vaut pour l’environnement. La sortie de crise est nécessairement sociale-démocrate.

N. O. - Et le PS français, il est social-démocrate ?

M. Rocard. - Le PS français est l’enfant infirme de l’Internationale socialiste depuis un siècle. Les grands partis sociaux-démocrates ?- Scandinave, allemand, autrichien - ont été immédiatement des organisations de masse parce qu’ils étaient les champions du combat pour la cause ouvrière, mais aussi pour le suffrage universel contre les monarchies absolues de l’époque. Et la démocratie était au coeur de leur doctrine. Quand le parti français est né en 1905, nous sommes déjà en République et avec le suffrage universel. Le SPD naît en 1864 en Allemagne avec un million de membres, la SFIO en France en 1905 avec 150 000 adhérents. Dans ses conditions de naissance, le PS français n’est pas riche d’un discours démocratique, il n’est riche que du discours social. La coupure avec le syndicalisme, depuis la Charte d’Amiens, aggrave encore cette absence d’enracinement dans les masses. Enfin, au Congrès de Tours, 80 % des voix vont à la transformation du parti en Parti communiste : aucun autre parti de la social-démocratie en Europe n’a fait ce choix. Chez n’importe quel militant de base, il y a donc le rêve de refaire l’unité au moins électorale, donc l’incitation à parler le patois de l’extrême-gauche. Cela se paie évidemment très cher. Je n’ai pas envie d’en dire plus. C’est ma famille. J’ai fêté le mois dernier mes soixante ans d’appartenance. Ne m’en veuillez pas de préserver ma nostalgie pour moi-même.

N. O. - Cette vision de la crise du modèle capitaliste vous incite au pessimisme ?

M. Rocard. - Pas du tout. C’est une aventure absolument prodigieuse sur le plan intellectuel, comme nous n’en avons pas connue depuis la Libération. C’est bon de se dire que ce que l’on pensait il y a cinquante ans, ce n’était pas si stupide. D’être à nouveau porteurs. Quand je vois que des types qui ne sont pas des imbéciles - Obama, Sarkozy - puisent dans notre boîte à idées, cela me rassure. Le rapport sur les instruments de mesure de notre économie demandé à Fitoussi, Stiglitz et Sen, ce n’est pas rien, c’est une grande affaire, et c’est un enfant de la crise. Mais nous mettrons deux ou trois décennies pour sortir de cette crise. Et le théâtre des opérations, c’est d’abord le champ de bataille intellectuel.

On trouve la version complète de ce texte sur le site du Nouvel Observateur




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La réflexion sur le renouvellement de la social-démocratie sera portée dans le cadre d’une aventure intellectuelle originale. Un consortium de recherche va se concerter pour conduire durant toute l’année des travaux qui prendront en charge l’un ou l’autre des grands questionnement soulevés par le texte de référence lancé par Benoît Lévesque, Michel Doré, Marilyse Lapierre et Yves Vaillancourt. Co-responsables, sous la coordination de l’Institut de recherche en économie contemporaine (Robert Laplante), de la mise en œuvre d’une programmation de travail qui fera une large place aux échanges et aux débats entre chercheurs et acteurs de la société civile, les membres et participants de ce consortium de recherche seront appelés à faire paraître sur le site Internet des textes faisant état de l’avancement de la réflexion. Divers événements vont ponctuer le parcours qui devrait déboucher sur un grand rendez-vous public à l’automne 2010. Le consortium est formé des membres suivants : le CÉRIUM (Pascale Dufour), la Chaire du Canada Mondialisation, citoyenneté et démocratie (Joseph-Yvon Thériault, titulaire), l’Observatoire de l’Administration publique ( Louis Côté, directeur), les Éditions Vie Économique (Gilles Bourque, coordonnateur) et de deux équipes de partenaires, dont l’une réunie autour de Denise Proulx, de GaïaPresse, et Lucie Sauvé, de la Chaire de recherche du Canada en éducation relative en environnement, et l’autre rassemblée autour de Christian Jetté de l’Université de Montréal et Lucie Dumais de l’UQAM.

 


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Editorial

L’importance, pour ne pas dire l’urgence d’organiser la réflexion collective sur l’état de notre démocratie et l’avenir de notre société devrait nous interpeller puissamment. Il se présente en effet des moments qu’il faut saisir dans l’histoire des peuples quand les vieux modèles, épuisés, atteignent leurs limites et conduisent à de nouvelles impasses. Le Québec est rendu à l’un de ses moments.



 



 

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